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Mr Toxic ! Enchanté de faire votre connaissance 

David Andries

Chapitre I
Nice to meet you

 

 

 

 

 


En Belgique, ma mère patrie, comme partout ailleurs dans moins d’une semaine, c’est Noël. La musique et les lumières des rues commerciales de la Basse-Sambre invitent à se préparer. Les uns prennent le rôle d’hôte, d’autres attendent de recevoir une invitation. Il y a les invités et les évités, les pique-assiettes qui s’invitent aux tables généreuses pour clôturer l’année en beauté. Ces derniers, mieux vaut les éviter.
Entre les idées de cadeau original, le choix des succulentes recettes, la recherche d’un réveillon excentrique, la décoration de l’arbre de Noël, naturel ou synthétique, il y a la solitude du vieux tonton, veuf depuis peu, regardant tout cela dubitativement avec des yeux inspirant « pitié ».
— Il ne doit pas rester seul, c’est Noël ! chuchotent les hôtes.
Même s’il sent la transpiration, s’il est ivrogne notoire et casse-pieds récidiviste, Noël est une fête pour tous, y compris pour les vieux emmerdeurs…
Noël marketing : c’est le jour où tout le monde a l’obligation de se sentir heureux, la propagande commerciale offre des images symboliques de Noël, accompagnées des accessoires et vêtements indispensables pour passer ces derniers jours de l’an, arborant de grands sourires, verre de champagne à la main. Des tables gourmandes et scintillantes attendent leurs invités d’un jour exceptionnel ! « Toi aussi tu as le droit à être convié à cette table », semblent affirmer les slogans publicitaires !

Hélas, certains seront seulement conviés à regarder le bonheur des autres, à voir toutes ces choses qui brillent, ces mises en vitrine de joies outrancières auxquelles ils ne pourront toucher. En guise de consolation, assis devant leur télévision, ils recevront cette phrase, la plus hypocrite du monde, répétée comme chaque année par la même speakerine à paillettes :
— Nous pensons très fort à tous ceux qui vont passer Noël seuls, dans un hôpital ou dans la rue, joyeux Noël à vous ! termine-t-elle, en affichant un large sourire surnaturel de brillance.
C’est un peu tout ça qui me dérange lors de ces fêtes de fin d’année, cette obligation d’être heureux et d’admettre, en cœur avec la populace, que c’est un jour exceptionnel, de participer à une espèce d’hypocrisie morale et sociale, du moins hautement juteuse. « Sortez vos billets pour faire des heureux, être heureux de faire des heureux avec un article à la mode en promo est indispensable pour ces fêtes de fin d’année 2009. »

Quelques jours me séparent de cette grande orgie festive, et le cœur n’y est pas vraiment. Joyeux ? Je ne le suis pas, le père Noël n’est qu’un bonhomme rouge avec une bouteille de soda à la main, une caricature du bonheur. Je voudrais être « évité » cette année. L’année 2009 fut une année houleuse. J’ai besoin de calme, besoin de me retrouver un peu, faire le point. Cette fin d’année me stresse en vérité. J’évite subtilement toute invitation, jouant le sourd, le distrait ou l’homme invisible en négligeant ce jour pas comme les autres qui s’annonce prochainement.
Le soir tombe tôt, le compte à rebours est lancé en ce 21 décembre 2009. J’ai pu éviter deux invitations mais, depuis quelques jours, un invité, ou devrais-je dire « un squatteur », vient de me faire passer quelques nuits blanches. Il est tellement agité qu’il en devient déplaisant, désagréable, gênant, et même douloureux par sa présence. Sans prendre la peine de se présenter, il prend possession de mon espace vital, prend place dans mon lit, ma voiture. Il fait du tapage nocturne et diurne, il m’empêche de dormir. Mes nuits deviennent un cauchemar par sa présence. Il me chuchote :
— Je suis là…
Qui est-il celui-là ? Que me veut-il ? Non content de me bouffer mes nuits, il me bouffe mes jours ! La douleur aiguë me signale qu’il est là, bien présent en mon corps. À chaque élancement, j’entends sa voix…
— Allo ? C’est pour une prise d’otage ! Message reçu ?…

Une prise d’otage ? Cette petite partie de moi devient en effet tellement douloureuse que je la ressens comme une véritable séquestration d’organe ! Ne surtout pas céder.
— Quelques médocs et hop ! La prise d’otage va être résolue vite fait ! me dis-je. Mais rien n’y fait.

Internet, c’est un outil génial ! Quelques mots clés suffisent sur un moteur de recherche pour qu’une multitude de réponses apparaissent en quelques secondes. N’étant pas médecin ni grand anatomiste, les diagnostics me paraissent dramatiques, trop dramatiques pour une simple douleur d’une toute petite partie enflée de mon corps.

Namur, 22 décembre 2009, je me résous à me rendre aux urgences d’un hôpital en bord de la Meuse. Après une longue attente, me voici devant un médecin africain. Constat, palpation, interrogation, suspect localisé, mais non identifié. La solution ? L’échographie pour commencer, le médecin suspectant une prise d’otage tumorale. « Une tumeur ? » dis-je surpris !
Faut-il encore confirmer par l’image, le médecin urgentiste me fait patienter dans la salle d’attente avant de passer à l’examen. Diagnostic : « Tu meurs » ou « Tumeur » ? L’un dans l’autre, ça revient au même ! Je m’éclipse discrètement de cet endroit, évitant ainsi l’examen et le médecin africain pourtant si sympathique.
— Je ne veux pas savoir ! murmurai-je.

De retour chez moi, je m’empresse de retrouver sur le moteur de recherche les diagnostics dramatiques, les témoignages sur les forums, les atrocités des interventions car, qui dit tumeur dit cancer, qui dit cancer, dit traitement horrible. Je reconsidère les symptômes, les associant aux informations du médecin africain. D’après ce que je peux lire, il n’y a aucun doute sur cette prise d’otage, aucun doute sur le parcours à suivre : passer sur le billard, enlever la tumeur, et faire des séances de chimiothérapie, voire des rayons si le cancer se disperse en moi ! Incroyable ! J’aurais un cancer ? Serais-je l’hôte d’un invité surprise en cette fin d’année, un preneur d’otage ? Serait-ce cela, mon cadeau de Noël ?! Il n’est même pas emballé sous papier brillant, entouré d’un ruban doré étiqueté d’un « Joyeuses fêtes » ! Aucun carton de vœux en ce début de maladie…

Dans mes représentations, les malades du cancer s’en sortent rarement vivants ! Ils meurent dans d’atroces souffrances, diminués physiquement, mutant progressivement vers des ombres d’eux-mêmes. Dernièrement le père d’un ami a succombé à cette cruelle et lente maladie qui l’a rongé de l’intérieur. Dès à présent, je suis convaincu que mes jours sont comptés. À quoi bon me faire soigner avec ces traitements dégradants, devenir un zombie en subissant cette horrible « chimio », devenir un poids mort pour tout mon entourage… Pas question !
Néanmoins, s’il faut vivre ou bien survivre avec « ça », ce serait quand même plus confortable d’y arriver sans cette extrême et douloureuse prise d’otage ! Ne sachant plus que penser, je décide de mettre dans la confidence mon « Ange aux yeux bleus », mon alliée publique n° 1. Elle se trouve dans le département du Nord, à 130 kilomètres de l’autre côté de la frontière. Elle est atterrée de mon comportement d’autruche, m’exhorte à me battre et me supplie de faire au plus vite ! Nous sommes le 22 décembre 2009 : un jour de moins à vivre.
— Allo ? Le message est-il confirmé ? Tu as bien compris ? Je ne suis pas une plaisanterie, je suis là ! Tu es plus attentif maintenant ?
Moi — Mais qui êtes-vous ? Où êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Pourquoi moi et pas un autre ? C’est toujours les autres qui ont ce genre de maladie.
— Toxic… Mister Toxic, cellule maléfique au service de ta Nation ! C’est le nom de code pour nous contacter dès à présent, facile à retenir, n’est-ce pas ? Enchanté de faire ta connaissance.
Moi — Moi pas ! Je ne vais tout de même pas parler avec une cellule ! Encore moins à une saloperie de cellule comme vous !
Mr T — Mais, c’est toi qui me donnes la parole, par ton imagination ! Tu viens de me matérialiser et, crois-moi, je vais en profiter !
M — Je vais prendre des médocs et tu vas voir, la douleur va passer, ta présence sera insignifiante !
Mr T — Ça ne suffira pas, il m’en faut bien plus, voyons !

Puis silence, il laisse derrière ces quelques paroles comme une traînée enflammée se dirigeant vers un baril de poudre noire ! Mon corps est ce baril de poudre ! Cette douleur est insupportable ! Mon corps me semblait pourtant simple : j’ai des jambes, des bras, une tête, un cerveau, je vais où je veux, quand je veux et de manière ordonnée selon mon bon plaisir !
Mon corps suit, il n’a pas le choix ! Mais ici, c’est mon corps qui exige de moi, c’est lui qui m’ordonne de me soumettre à lui, un comble ! Je suis une forte tête, c’est moi le chef de mon corps, pas l’inverse ! S’il y a une rébellion de mon corps ou de mon esprit, c’est par le sabordage que je mettrai fin à cette fichue maladie et ce pseudo « Mr Toxic » !
Je suis le seul maître à bord ! Rien ni personne ne viendra changer cela ! Si je n’ai plus le contrôle de mon corps, je vais y mettre un terme ! La douleur, cette satanée douleur va me rendre fou !
Mon corps, ce n’est rien d’autre qu’un tas de cellules me donnant des informations : avoir faim, avoir soif, avoir envie de pisser, de chier, d’aimer ou détester, avoir envie de faire l’amour, de détruire de façon violente, désirer des choses, en refuser d’autres, avoir la force de soulever des charges lourdes et avoir l’intelligence d’utiliser des outils pour éviter de se faire du mal… Le corps a des limites physiques. Durant ma vie, sans véritablement me soucier des conséquences, il m’est arrivé de le mettre à rude épreuve. J’étais presque invincible… presque invincible ! Et voilà à présent que mon corps se rebellerait dans une anarchie cellulaire nommée « cancer » ?
Ce n’est pas dû au résultat d’une chute, d’une blessure ou d’un effort, ça vient comme ça, on ne sait d’où, ni comment ni pourquoi ! Me sentir la force à tout surmonter de la vie et me faire trahir par mon propre corps ! Me faire trahir par des cellules néfastes, mon pire ennemi n’est pas devant moi, mais en moi ! De plus, il est invisible !
Ce tas de cellules insignifiant, c’est un agglomérat de milliards d’atomes qui forment mon corps, chaque micromètre carré est une cellule, même mon cerveau n’est composé que de ça ! C’est une communication perpétuelle entre elles, pour que mon corps puisse répondre à mes caprices les plus intimes, parfois par des exploits les plus stupides ! En l’absence de ces milliards de cellules, mon corps ne serait tout simplement pas ! Sans ce fourmillement cellulaire grouillant en moi, impossible de vivre ! « Moi » est là, quelque part au milieu de ces cellules, quelque part dans la tête de ce corps et je suis incapable de mettre fin à ce bordel cellulaire !
Un dictateur, voilà ce que je suis en vérité. J’oblige, j’exige, sans la moindre compensation pour mes cellules, la population cellulaire de ma Nation dictatoriale et totalitaire ! Je suis le cruel chef d’État de mon corps.
J’avoue que le dictateur n’en mène pas large en ce moment. Il est temps pour moi de m’adresser à cette population d’inconnus cellulaires minuscules, de leur rendre hommage et d’implorer leur pardon.
« Mes bien chères cellules, Ma très chère Nation corporelle,
En cette fin d’année qui s’approche, c’est avec une grande tristesse qu’il me faut vous avertir instamment de la situation actuelle, la situation de crise est déclarée dans notre grande Nation. Un individu vient de prendre en otage un organe de notre Nation. La menace est bien réelle.
C’est avec la honte pesant sur mes épaules que je prends le courage de m’adresser à vous aujourd’hui. Je dois impérativement rendre hommage à votre présence, votre communion à ma cause, à notre cause vitale. En tant que chef d’État dictateur de notre Nation, je déplore mon ignorance à vos avertissements bienveillants. Je me révèle un bien médiocre chef d’État en vérité. Cette prise d’otage horrible me donne toute la valeur de votre population en notre Nation. Vous m’êtes précieuses… Et dire que je ne m’en rendais pas compte avant ce drame ! Je prends conscience, aujourd’hui, de toute votre besogne au quotidien. Chaque seconde de la nuit et du jour, trois cent soixante-cinq jours par an, sans relâche, votre activité cellulaire fait en sorte que notre Nation reste grande et forte. Notre Nation est en crise, notre avenir est au conditionnel ! C’est dans un effort communautaire que nous avons l’opportunité de mettre un terme à ce terroriste anarchiste nommé “Mr Toxic”, le triste constat d’un déséquilibre interne à notre Nation, triste constat dû à mon gouvernement insouciant. Je vous demande la solidarité nationale, pour venir en aide à notre Nation corporelle, cette Nation qui est la vôtre, ce corps qui est le mien, la vie de nombreuses cellules est compromise par la présence de ce terroriste. Mettons de côté nos rancœurs sociales pour combattre cet indésirable individu !
Comptez sur moi pour mettre en œuvre toutes les démarches nécessaires à la sauvegarde de notre grande Nation ! Je compte sur vous, valeureuses cellules, pour m’épauler dans cette guerre civile ! Je ne connais pas encore les forces armées, mais j’opte pour une coalition extérieure médicale afin de venir à bout de cette menace terroriste.
Bien à vous, Le chef Dictateur de Notre Nation »
Ce terroriste qui me tient la jambe depuis une semaine n’est pas tout à fait un inconnu. Il y a plusieurs mois de cela, j’ai connu une première alerte au même endroit, mais quelques jours ont suffi à rendre à nouveau active et plus confortable cette partie de mon corps.
Je n’y avais pas prêté attention, « une douleur parmi d’autres » me disais-je ; quelques anti-inflammatoires et on n’en parle plus ! C’est si simple, la vie ! Mais là, quelques sueurs froides plus tard, je la prends au sérieux avec cet horrible mot tabou, cette vision des horribles conséquences « chimio », cette évidence qu’il ne faut pas y aller par quatre chemins. Quand les médicaments ne suffisent plus, il faut aller voir un « James Bond » de la cellule ! Je prends contact avec le secrétariat des spécialistes en terrorisme de Nation corporelle du Centre Hospitalier de la Basse-Sambre. Il ne me faut que quelques minutes pour convaincre par téléphone de l’urgence, et qu’un médecin veuille bien me recevoir dans l’heure qui suit.
Dans ce centre hospitalier circulent des hommes et des femmes en vert, en bleu, en blanc, d’autres en jaune. Ces dernières sont les femmes de ménage, les gardiennes de l’hygiène. Il y a de longs couloirs tracés au sol par des lignes colorées permettant d’aller à l’endroit précis du Service Hospitalier demandé. C’est pratique pour m’orienter. Me voici devant la porte de l’agent « U-Logue », d’abord accueilli par un agent féminin en blanc, un agent de liaison, semble-t-il, qui, après avoir noté quelques premiers renseignements, me demande de patienter. Un peu plus tard, je suis appelé. Derrière la porte stationne à son bureau un homme en vert, sans doute une tenue de combat. Passant outre les salamalecs de convenance, nous arrivons au vif du sujet, retraçant les premières suspicions d’un médecin urgentiste consulté quelques jours plus tôt et mes découvertes sur un moteur de recherche.
Moi — Je ne sais pas ce que c’est, docteur, mais ça fait atrocement mal, là ! Je ne voudrais pas avoir un cancer là !
Sourire en coin, l’agent « U-Logue » m’invite à le suivre dans la pièce d’à côté. Celle-ci est équipée d’une table d’auscultation, de matériels complexes et d’outils suspects d’exploration. II me dit :
U-Logue — Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs, avant tout, montrez-moi ! Ce n’est peut-être qu’une inflammation de la zone. Sans plus !
Une demi-tête de plus que moi ! Je n’avais pas encore remarqué ce détail de l’homme en vert, énergique et aucunement circonspect adepte du « appelons un chat, un chat ! ». Il prend seulement des gants pour ausculter ! « La palpation est insuffisante » me fait-il comprendre dans son jargon technique de diagnostic médical.
Cela me semble un peu chinois à vrai dire, mais ça tend à confirmer la gravité de la situation.
U-L — Il faut aller voir un spécialiste « Echo-G ». À première vue, comme ça, je ne peux me prononcer.
Moi — Eh bien, je prends rendez-vous en sortant
U-L — Non, là maintenant !
Il se dirige vers son bureau, prend le téléphone, entre en conversation avec l’agent « Echo-G » pour m’insérer entre deux consultations. Il m’invite à le suivre dans le couloir, puis m’indique la signalétique au sol.
U-L — La ligne bleue conduit au service d’imagerie, troisième porte à gauche. C’est indiqué « Echo-G » dessus, puis vous revenez me voir.
Au bout de cette fameuse ligne bleue se trouve en effet le local de l’agent « Echo-G ». Un homme en blanc grisonnant m’invite à entrer, m’invite à me déshabiller, m’invite à me coucher, m’invite à participer à la manœuvre.
Echo-G — Tenez, cette partie de vous, elle me gêne un peu.
Du gel glacial est appliqué sur la zone, nous voici en quelques secondes sur une imagerie de la zone suspecte.
E-G — Vous voyez là ? C’est une tumeur, on voit bien les contours de la tache, je suis navré de vous l’annoncer si sèchement, mais bon courage à vous ! Rhabillez-vous et retournez voir mon confrère.
Aussi clairement que ça, « du tac au tac » sans tact ! Un truc qui donne froid dans le dos, qui ramollit les jambes, ça me les coupe d’un coup sec ! Accompagnant d’un rire jaune, d’une note d’humour, je commente mon départ.
Moi — Tiens une ligne bleue… Eh bien, je vais la suivre pour retourner à mon point de départ. Merci monsieur…
Merci ? Je remercie un mec qui m’annonce un cancer ? Me voici de retour au premier spécialiste « U-Logue ». Après quelques minutes de patience, il m’invite à m’asseoir, prend son téléphone, compose un numéro, indique à son interlocuteur qu’il est en ma présence et demande le rapport de son enquête.
U-Logue — Eh oui, encore un, c’est la loi des séries, hein ? Ça gonfle les statistiques depuis un an, ça, merci et à tout à l’heure au mess.
Encore « Un », « Qui gonfle une statistique » ça se résume à ça ? Je suis « un » de ceux qui… Un anonyme associé à des chiffres, comptent-ils aussi les autres cas de la même façon ?
— Tumeur au cerveau, casaque rouge, cotée à dix contre un.
— Tumeur du foie, casaque verte, cotée à cinq contre un.
— Tumeur au sein, casaque rose, cotée à trois contre un.
Etc.
— Messieurs les Spécialistes, les guichets sont encore ouverts pour vos paris. Nous sommes à mi-décembre, il ne reste que quelques jours avant l’arrivée des statistiques annuelles : nous rappelons à nos aimables clients de spécialistes que la fermeture des guichets des patients se fera le 31 décembre 2009 à minuit !
La première annonce de l’agent « Echo-G » me donne froid dans le dos et leur conversation téléphonique à mon sujet me fait bouillir les sangs ! Se sentir réduit à des chiffres !
La suite de cette conversation téléphonique avec l’agent Echo-G comporte d’autres chiffres : la taille de la tumeur ? Deux centimètres de circonférence environ. Elle est là depuis un moment, obstruant un canal interne, provoquant un grossissement de la zone et une douleur aiguë. L’ablation de l’otage est incontournable, me fait-il comprendre ! La tumeur s’est établie sur le seul canal reliant l’organe au reste de mon corps. Réservation au plus vite d’une table, celle-ci ne sera pas gourmande, puisque je vais être au menu du jour !
Et hop ! Une partie de ma nation en moins pour le début de l’année 2010. Faut-il encore passer les quelques jours de Noël et de fin d’année, dans la joie et la traditionnelle bonne humeur !
L’agent « U-Logue » en me serrant la main dégantée, se montre d’un optimisme suspect ! 
U-Logue — La suite des opérations sera transmise à un autre service, il se peut que l’action terroriste soit locale et qu’aucune suite ne soit donnée à l’intervention chirurgicale… précise-t-il.
Une main de fer dans un gant de velours pour adoucir la probabilité d’un retour ?
Sortir d’un tel entretien, c’est une pluie hivernale, être là, sans être vraiment là, le regard hagard, suivre une ligne tracée sur le sol pour trouver la sortie, me retrouver sur le parking boueux d’une neige fondue, atterrir derrière le volant de la voiture, mettre la clé de contact, regarder là, devant, sans rien voir, sans pensées véritables, une espèce de digestion de phrases et de maux, une ordonnance à prendre au passage dans une pharmacie… Ce sont des agents « anti-inflammatoires » venant en aide à la douleur de l’otage, il faut adoucir la douleur, et me mettre dans la tête que, d’ici quelques jours, « couic ! ».
J’ai le cerveau en compote, littéralement liquéfié, ça fait un moment que je suis là, dans le vague le plus total. Un mec demande si je quitte l’emplacement car le parking est bondé. Retour à la réalité, à cette heure, ce sont les visites de famille aux malades, les statistiques sont formelles : « À cette heure-là, les parkings hospitaliers sont bondés. » Une autre statistique formatée et débile à mettre en valeur sur de nombreux anonymes, qui, d’un pas pressé s’empressent d’acheter des fleurs, tout aussi débiles qui finiront dans un vase déposé dans un couloir et, lamentablement, faneront dans l’indifférence la plus totale. Font-ils une statistique aussi pour cela ?
Mr Toxic — Sens-tu cet otage mourir ? Il devient un poids mort en toi déjà ! Je vais devoir prendre un autre otage si tu ne réponds pas à ma demande !
Moi — Mais que voulez-vous ?
Mr T — Ton corps ! Ta nation ! Comme tu le dis si bien ! Ta Nation toute entière pour l’ajouter à la collection de notre grande cause du « Gang des Cancers en Tout Genre » ; que tu entres sur la longue liste des défuntes victimes à notre actif et glorifie notre cause de mortalité.
Ce Mr Toxic, quand il m’adresse la parole, c’est un peu comme dans une caricature de ces vieux films, un dialogue dans un râle ; un peu comme Jean Marais, quand il caricature le mal, une voix séduisante, agréable et intrigante à la fois. Le méchant dans ce genre de film se distingue par une voix grave et dramatique : on le reconnaît dès la première réplique !
Jusqu’ici, je peux encore me réjouir d’être à ce que les spécialistes et les informations du Web appellent le « stade 1 » de cette prise d’otage. Cela signifie que l’activité de ce terroriste est localisée, une tumeur accrochée comme un fruit.
Pour la première fois de ma vie, ça ne se soigne pas comme un simple rhume ou une bronchite, ce n’est pas une simple prescription médicale qui va venir à bout de cette saloperie, ça ne se résorbe pas aussi simplement, une tumeur comme celle-là ! Cela se serait-il passé autrement, il y a six ou sept mois ? Lors des premières douleurs, lorsque j’avais le réflexe de minimiser et dire.
— Bah, ça va partir comme c’est venu.
Attendant qu’un miracle arrive, de toute façon, c’est ainsi que cela se passe ! Je me croyais invulnérable en quelque sorte, m’appuyant lourdement sur ce corps qui ne demande qu’à survivre, contre vents et marées, au-devant de toute éventualité d’une maladie, agissant de manière à « s’auto-guérir ». Derrière cette armure corporelle, je me sentais invincible. Ma nation corporelle faisait cicatriser la moindre de mes blessures, réparait le muscle endommagé, s’adaptait à mes caprices les plus excessifs. Jouant avec les limites du possible et de l’improbable exploit hors limite, mes cellules répondaient  « présentes ! » Sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mon corps, ce bon et loyal serviteur, assurait sans se plaindre depuis près de quarante ans.
Quand la population d’une dictature veut renverser les abus d’un chef d’État trop exigeant, c’est une révolution. Mr Toxic est un révolutionnaire, il sème l’anarchie dans mon corps. Jusque-là ce corps fut, par sa protection naturelle, synonyme de liberté absolue ! Mon corps maintenant devient une prison avec l’impossibilité de prendre la fuite ! Il faut assumer la moindre partie de mon corps, la moindre de mes cellules, le plus petit atome qui compose ce que je suis vraiment. Il n’y a pas de différence entre mes cellules et la population sociale ou la politique mondiale en définitive. Nos cellules reflètent de façon flagrante les sociétés dans le monde. En fin de compte, ce qui domine le monde, c’est un simple atome qui en bouscule un autre, dans une masse infinie d’atomes composant l’univers. Manger, boire ou simplement respirer demande une action cellulaire. Marcher, parler, prendre un objet, ce sont des communications cellulaires coordonnées. Même cette crainte que je ressens est la production des cellules de mon cerveau ! Le fait de penser résulte des flux de neurones reliés par des synapses. Mes rêves, mes idées, mes envies, rien n’est dû au hasard ! Mes cellules expriment un désir, le communiquent au cerveau, et à ce « Moi » en maître du corps. Ainsi donc, « Toute action entraîne une réaction… », ce Mr Toxic et une réaction en chaîne relative à une action ! Qu’ai-je fait dans cette action pour mériter cela ? La réponse est sans doute relative à la question !
C’est un peu comme ces boules suspendues par un fil, ce que l’on nomme le pendule de Newton, elles sont six, alignées les unes contre les autres. Il suffit d’en tirer une vers l’extérieur, puis de la lâcher. Elles s’entrechoquent en communiquant l’énergie. La boule à l’autre extrémité reçoit toute l’énergie de la première boule et s’écarte du groupe, puis retombe, chassant l’énergie vers la première, et cela continue jusqu’à épuisement. C’est mon énergie qui anime Mr Toxic.
24 décembre 2009, à minuit moins une minute.
— Joyeux Noël à vous tous ! Dans le rire et la bonne humeur, en ces derniers jours de l’an, permettez-moi de vous souhaiter en cette occasion, une « belle » fin d’année 2009 ! dit un convive.
Il ne faut pas perdre de temps et préparer le nouvel an, invitant déjà les souhaitables et en évitant les convives indésirables à cette même table ! Planifier l’année nouvelle, avec les traditionnelles sincères promesses, que l’on ne pourra tenir.
— Quelle est ta résolution pour l’année prochaine ?
La question vient d’une personne proche, qui exprimait peu avant avec nombrilisme une année horrible récitée dans les moindres détails, parsemée de ses petits bobos quotidiens, avec sa politique de vie, dont elle défend le principe fondamental.
— Le bonheur ? Pourquoi lui et pas moi ? J’ai droit au bonheur, moi aussi ! dit-elle, en fronçant les sourcils.
Cela m’incite à me libérer de ma charge émotionnelle, pourquoi pas après tout ?
— Ma résolution pour l’année prochaine ? Et bien que la tumeur soit enlevée entièrement et sans complication, et si chimiothérapie il y a, l’affronter avec courage, et vous ?
Oui, bon, en fin de compte, ce ne fut pas une bonne idée, annoncer cela durant ces festivités, c’est un « tue-fête » une nouvelle pareille ! Entre les larmes, les cris d’horreur, les déceptions et autres, cela provoque un véritable désastre social, communautaire et familial. Le repas fut moins savoureux, les lumières moins scintillantes, les chansons joyeuses agacèrent, les silences furent longs. Que répondre à :
— Où ?
— Comment ?
— Pourquoi ?
— À cause de quoi ou de qui ?
Autant de questions inutiles qui succédèrent à de longs silences, permettant de formuler d’autres phrases d’un questionnaire relatif aux coupables potentiels, ce « truc » qui me ronge est provoqué par quelque chose, comme toute maladie à sa cause ! À la fête des « noëlistes » joyeusement tristes, se joignirent culpabilité des uns, distance des autres, les « si j’avais su ! » larmoyants, les « mea culpa » d’une vie passée. Je devins aussi important que l’arbre de Noël, avec ses guirlandes et ses boules. À cette panoplie, il ne manquait que la lumière scintillante. À moi d’être le centre d’attraction de toutes curiosités et petites attentions, comme si tout à coup j’étais devenu aussi fragile que les cristaux de neige que l’on ne peut saisir, ni protéger par la chaleur réconfortante d’une main qui me ferait fondre.
Je me refusai à tout débordement émotionnel, d’accolades chaleureuses, d’embrassades réconfortantes. Pourquoi avoir un tel comportement maintenant ?
Faut-il attendre qu’une personne soit dans une phase critique de sa vie pour se rendre compte qu’elle pourrait disparaître un jour ? De la tenue ! De la décence, je vous prie ! Restons tels que nous sommes ! Tiens, je me demande ce qu’il adviendrait du tonton alcoolo et casse-pieds, évité tout au long de l’année, mais invité à ce Noël car membre de la famille et veuf d’une charmante épouse, ce veuvage rendant excusable son alcoolisme notoire. Imaginons qu’il annonce quelque part un jour de Noël dans une famille qu’il est atteint d’une maladie grave et incurable, je suis certain que les convives vont chuchoter discrètement :
— C’est à cause de sa propension alcoolique ! Il n’est pas à plaindre, là encore, il chiale et il est bourré, une fois de plus !
En toisant celui qui ne porte plus de prénom et que l’on pointe du doigt.
Est-ce que le comportement va changer pour autant ? Sera-t-il invité au repas du dimanche ? Sera-t-il encore plus pardonnable maintenant, puisqu’il est malade pour de vrai ?! Non ! Il aura toujours cette étiquette du tonton l’alcoolo casse-pieds, que l’on invite par obligation sous peine d’être jugé ingrat par les autres membres de la famille.
— C’est Noël ! Lui aussi a droit au bonheur de ce jour exceptionnel !  diront-ils, pour s’accaparer la bonne action de fin d’année et s’en vanter interminablement auprès des autres, comme un faire-valoir.
Ils vont prier longuement durant la messe de minuit sur son pauvre sort et se repentir de leur misérable bonheur de vivre, en guise de contrition solennelle. Le tonton sera évité tout au long de l’année. Noël, c’est un jour exceptionnellement hypocrite !

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